L’Euro de Football commence dès ce soir dans un climat étrange et peu propice à la fête. Notre pays est toujours officiellement en « état d’urgence », le mécontentement social est grand, et il faut pourtant faire bonne figure pour accueillir convenablement les centaines de milliers de supporters de tout pays.
Malgré tout, je m’apprête à vibrer, pendant un mois, au rythme des retransmissions télé. Je vais me lever chaque matin et répéter inlassablement le même geste : regarder les dernières informations sur mon téléphone pour savoir si Griezmann s’est bien entraîné, si Matuidi a bien mangé, et si Lloris n’est pas dérangé par son transit intestinal. Je vais aller jusqu’à perdre tout sens de la mesure : « La loi travail est passé ? Mais tu te rends compte à quel point il y a plus grave ? Pogba s’est foulé le petit orteil !!! ». Je n’y peux rien, je suis un vrai amoureux du football.
Je vous l’assure, j’aurais aimé faire parti des bien-pensants qui dénigrent de manière si raffinée ces « milliardaires qui courent bêtement après un ballon ». J’aurais adoré me moquer constamment de ces « beaufs avachis sur leur canapé une bière à la main ». Je me serais délecté de stigmatiser ces « supporters analphabètes justes bons à se taper dessus ». Mais j’ai failli. Je ne suis ni assez cultivé ni assez intelligent, et j’ai accepté de me ranger du coté des beaufs analphabètes.
J’aime le football, je pense depuis que je suis capable d’éprouver un sentiment amoureux. Je l’aime parce qu’il m’aide à conserver cette part d’enfance que je ne veux surtout pas me voir quitter ; quoi de plus beau que de conserver l’envie de jouer. Je l’aime parce qu’il arrive à toucher ma corde empathique et qu’il me permet de vibrer par procuration devant les exploits des équipes que j’ai choisi, depuis toujours, de supporter. Je l’aime parce qu’il est capable d’effacer les différences, les races ou les religions et qu’il est capable de donner un sens tellement concret au mot « collectif ».
Et puis je l’aime parce qu’avec toutes ces années passées ensemble j’ai appris à le connaître. J’ai appris avec les années à voir la beauté cachée derrière les crampons. Je suis désormais capable d’apprécier une passe de Pastore comme un bon riff de guitare, un dribble de Ben Arfa comme un pas de tango argentin, une talonnade de Zlatan comme une punchline explosive…
L’âge aidant, je me prends même au jeu d’intellectualiser l’œuvre humaine que représente le football. Bien sur je prends plaisir a humblement décortiquer toutes les finesses de la tactique, à tenter de comprendre le 4-4-2 de Gourcuff, le 3-5-2 de Guardiola ou le manque de verticalité du jeu du PSG. Mais j’en viens même à aimer les aspects politico-historiques de l’histoire du football, à comprendre par exemple pourquoi les styles de jeu de Barcelone ou de Madrid sont intimement liés à l’histoire espagnole…
Je t’aime, football, et je te pardonne tout. La bêtise de certains de tes apôtres, l’indigence intellectuelle de certains de tes acteurs, ta dérive vers un modèle entièrement tourné vers le business, ton système de formation empli de vieux relents colonialistes. Je te pardonne car je sais que l’espace d’un instant, par la beauté d’un geste inattendu, tu me donneras un sourire enfantin et des souvenirs indélébiles. Ce soir je serais devant ma télé, anonyme parmi la foule des beaufs analphabètes, à crier sachant pertinemment que personne ne m’entendra : « Allez les bleus ! ».